XIX
LES VÉRITABLES COULEURS
Ses immenses vergues brassées si serré qu’un terrien les auraient cru alignées dans l’axe, le Prince Noir taillait sa route en remontant le vent tant qu’il pouvait. Ils avaient passé le plus clair de la nuit à chenaler dans l’étroit goulet qui commandait l’accès à Copenhague, poursuivis par le tonnerre ininterrompu des bombardements.
Le Nicator n’avait pas eu trop de peine à garder son poste sur le navire amiral, mais, pour le Prince Noir, énorme trois-ponts, cela avait été une autre paire de manches. Il fallait relayer à la voix l’annonce des sondes chantées par les hommes de quart dans les bossoirs. En une occasion au moins, Bolitho avait senti d’instinct qu’ils n’avaient plus que quelques pieds d’eau sous la quille. Ils avaient frôlé la catastrophe.
A l’aube, ils sortaient du Kategatt, encore assez peu profond à cet endroit, mais qui, après le détroit, vous donnait presque l’impression de naviguer en plein océan. Un peu plus tard, tandis que Bolitho remarquait les premiers reflets rosés sur les vagues, il comprit que la nuit suivante allait être fort noire. Un coup d’œil à la flamme lui indiqua que le vent se maintenait, secteur nordet. Cela allait les aider pour ce qui les attendait le lendemain, mais s’il avait attendu le lever du jour comme Gambier le lui avait suggéré, ce brusque changement de vent les aurait bloqués au port. Pour la centième fois, il eut une pensée pour Herrick. Dame Fortune.
Keen traversa le pont pour venir le saluer. Les traits de son beau visage étaient tirés, après une journée entière passée sur le pont dans ce vent glacial.
— Pas d’autres ordres avant la nuit, amiral ?
Ils se regardèrent, comme des voisins qui se saluent par-dessus la clôture du jardin, à la fin d’une journée ordinaire.
— Ce sera demain ou jamais, Val. Vous savez comment sont ces transports en convoi, ils doivent s’adapter à la vitesse du plus lent pour assurer leur protection mutuelle. Apparemment, le convoi de l’amiral Herrick compte une trentaine de navires. Par conséquent, si la bataille avait déjà eu lieu, les plus rapides auraient déjà atteint le Skagerrak, non ? – il eut un sourire forcé : Je vois bien que vous me trouvez un peu morbide, ou même fou. Nous verrons sans doute Herrick demain aux premières lueurs et il continuera sa route en nous regardant de haut !
Keen ne quittait pas des yeux cet homme qu’il avait fini par si bien connaître.
— Puis-je vous poser une question, amiral ?
Il jeta un coup d’œil autour de lui en entendant les trilles des sifflets. La journée ne finissait jamais à bord d’un bâtiment, jamais. La bordée quittant le quart à souper !
— A la place de l’amiral Herrick, que feriez-vous, si un vaisseau ennemi de second, ou même de premier rang comme c’est probable, accompagné de quelques autres, sortait de l’horizon ?
Bolitho détourna les yeux.
— J’ordonnerais au convoi de se disperser – puis reposant les yeux sur lui, des yeux qui paraissaient bien sombres dans cette étrange lumière : Et j’engagerais l’ennemi. Une perte de temps peut-être… mais qui sait ? Peut-être quelques-uns y survivraient-ils.
Keen hésita avant de répondre.
— Vous ne croyez vraiment pas qu’il donnerait l’ordre de rompre la formation, amiral ?
Le prenant par le bras, Bolitho l’entraîna derrière la grande roue double où Julyan, le maître pilote, un homme de grande taille qui parlait fort en roulant les r, discutait avec ses adjoints. Un pilote qui vaut son pesant d’or, Keen le lui avait dit plusieurs fois. Il venait encore de faire la preuve de ses capacités en les sortant comme il l’avait fait, du détroit, avec la marée et le vent.
— Je suis inquiet, Val. Si l’ennemi est à la recherche de ses propres vaisseaux, il va finir par découvrir quelque chose… – il cherchait le mot, mais ne voyait que le regard buté de Herrick.
— De l’ordre du privé, amiral ?
— Oui, c’est à peu près cela.
Les cheminées de la cuisine laissaient échapper une odeur désagréable de porc frit. Bolitho reprit :
— Lorsque les deux quarts auront été aux rations, rappelez aux postes de combat. Mais laissez la cuisine en service jusqu’au dernier moment. Je sais plus de batailles qui ont été perdues parce que les hommes avaient la panse vide qu’à cause de ce qu’il leur était tombé dessus, Val !
Kent contemplait l’embelle, s’imaginant déjà le chaos et les destructions à venir.
— Je vais le faire – puis, brusquement : Votre Tyacke a peut-être raison, au sujet de ce français, mais bien peu de gens connaissent l’existence du Prince Noir, il est trop récent.
L’officier de quart se tourna vers lui et se gratta la gorge avec force.
— On a pris un coup de froid, monsieur Sedgemore – il lui fit un grand sourire : Vous avez envie de voir arriver la relève ?
Ils se retournèrent, tout étonnés, en entendant Bolitho s’exclamer :
— Quoi, que disiez-vous ?
Keen était saisi.
— Oui, le Prince Noir, sa puissance de feu qu’ils ignorent ?
— Je me disais tout simplement que…
— Eh bien moi, je n’y avais pas pensé – il leva les yeux vers le pavillon qui ondulait au-dessus de sa tête : Avez-vous un bon maître voilier ?
C’était la relève, ils réussirent pourtant à s’isoler un peu au milieu de la foule.
— Oui, amiral, bien sûr.
— Alors, demandez-lui de nous rejoindre, je vous prie.
Il admirait ce crépuscule paisible des mers nordiques.
— Il faut faire vite, je vais passer la consigne au commandant Huxley avant que nous ayons pris les dispositions pour la nuit !
Keen envoya sur-le-champ un aspirant. Bolitho lui expliquerait plus tard, peut-être lorsqu’il aurait lui-même éclairci ce qu’il voulait faire.
Le maître voilier du Prince Noir répondait au nom de Fudge. Il ressemblait tant aux gens de son espèce qu’on l’aurait cru littéralement fabriqué à partir d’une pièce de toile. Des cheveux gris ébouriffés, des gros sourcils et le tablier de cuir traditionnel avec ses poches à outils : du fil, des aiguilles et, naturellement, une ou deux paumelles.
— Il est là, amiral.
Tous l’observaient en silence. Keen, l’officier de quart, les aspirants, les seconds maîtres pilotes.
Fudge fit cligner ses yeux délavés.
— Oui, amiral ?
— Fudge, pourriez-vous me confectionner un pavillon danois ? lui demanda Bolitho. Un pavillon de belle taille, pas un bout de chiffon ?
Le voilier hocha lentement dans sa tête, réfléchissant à ce qu’il avait en réserve, des réserves soigneusement pliées dans l’une de ses soutes. Il finit par répondre :
— Un pavillon étranger par conséquent, sir Richard ?
Le lieutenant de vaisseau allait ouvrir la bouche pour le remettre à sa place, mais Keen le fit taire d’un regard.
— Un pavillon étranger, oui, répondit Bolitho. Croix blanche sur fond rouge, avec deux pointes, comme une marque de commodore.
— J’étais avec Nelson à bord de L’Eléphant, devant Copenhague, sir Richard, lui dit Fudge.
A ce souvenir, il se redressa, lui dont le métier avait fait un homme tout courbé, raidi de partout. Il finit par jeter un regard courroucé aux assistants :
— J’savions ben à quoi que ressemble un pavillon danois, amiral !
Bolitho sourit.
— Allons-y. Pour combien de temps en avez-vous ?
Fudge, surpris de la question, en resta la bouche ouverte sur une mâchoire édentée.
— Pas p’u de deux jours, sir Richard !
— C’est très important, Fudge. Pourrais-je l’avoir à l’aube ?
Fudge l’inspecta attentivement, un trait après l’autre, comme s’il cherchait une réponse à on ne savait quoi.
— J’vas commencer de suite, sir Richard – il jeta un regard dédaigneux aux marins et aux fusiliers qui se trouvaient là, comme s’ils appartenaient à une race inférieure : Fait’moi confiance !
Lorsque Fudge se fut retiré, Keen demanda à Bolitho :
— Une petite ruse, amiral ?
— Oui, pourquoi pas – il se frottait les mains comme s’il avait froid : J’ai une faveur à vous demander, Val.
Il observait les reflets qui dansaient sur l’eau, le soleil allait se coucher. Il porta la main à son œil gauche et reprit :
— J’aimerais bien faire le tour du bord avec vous, si vous le permettez ?
C’était pour Keen comme s’il venait de voir le signal d’une frégate perdue dans les lointains. La fin de l’incertitude. C’était pour demain.
— Naturellement, amiral, répondit-il.
— Mais auparavant, demandez à la Larne de se rapprocher. J’ai des ordres à passer à votre ancien bâtiment, Val, nous n’aurons plus le temps ensuite. La Larne pourra remonter au vent lorsque ce sera fait. Si les Français arrivent, ils reconnaîtront certainement le brick de Tyacke et ils décideront peut-être de rester au large. Je ne sais pas qui est ce vaisseau français, mais il me le faut.
— Je comprends, amiral – il fit signe à Jenour : Signal pour vous !
Les ordres étaient brefs et Bolitho les rédigea de sa main, tandis que Yovell attendait pour sceller le pli avant de le placer dans un sac de toile cirée que l’on allait passer au commandant du Nicator.
Lorsqu’il eut terminé, Bolitho dit à Keen :
— Vous avez le droit de savoir au moins en partie ce que je viens d’écrire. Si je devais tomber, vous prendrez le commandement. Et si le Prince Noir succombe lui aussi, le commandant Huxley devra rompre l’engagement et rejoindre l’amiral Gambier avec son Nicator – il le fixa un instant, l’air grave : Aurais-je oublié quelque chose ?
— Je ne crois pas, amiral.
Un peu plus tard, alors que les hommes du quart du soir terminaient leur souper, Bolitho et Keen, accompagnés du plus jeune officier du bord et d’Allday, naturellement, allèrent faire le tour de tous les ponts. Ils descendirent toutes les échelles, jusqu’aux tréfonds de la cale.
Les marins, surpris par leur arrivée, se levèrent de table, mais Bolitho leur fit signe de rester assis.
Il s’arrêta pour parler à quelques-uns d’entre eux, tout surpris de voir comme ils se massaient autour de lui. Pour voir à quoi il pouvait bien ressembler ? Pour se rassurer sur leur sort ? Allez savoir.
Il y avait là des hommes embarqués de force et des volontaires, des marins qui venaient d’autres bâtiments, chacun avec son patois qui disait une partie de son histoire. Des gens du Devon et du Hampshire, du Kent ou du Yorkshire. Des étrangers également, comme aurait dit Fudge, pour parler de tout ce qui venait du nord.
Et il y avait bien entendu un marin de Falmouth. Il commença maladroitement, devant ses camarades de poste qui ricanaient :
— Sûr qu’vous m’connaissions point, sir Richard : j’me nomme Tregoran.
— J’ai bien connu votre père. Le forgeron, près de l’église.
Il lui mit la main sur l’épaule et, l’espace d’un instant, se revit à Falmouth. Le Tregoran ne pouvait quitter des yeux les galons dorés qu’il voyait sur cette manche, comme hypnotisé.
— C’était un brave homme – puis, redescendant sur terre : Enfin, espérons qu’on reverra tous bientôt le pays, les gars.
On avait fermé les sabords et l’on étouffait dans l’entrepont confiné. Ces odeurs si familières de goudron, d’eau croupie, de sueur. Un endroit où il était impossible à un homme un peu grand de se tenir debout, un endroit où ces hommes passaient leur existence quand ils n’y mouraient pas, bien souvent.
Alors qu’il montait la dernière échelle, les hommes se levèrent pour l’acclamer. Et ces clameurs continuèrent, un pont après l’autre. Cela lui rappelait d’autres hommes qu’il avait commandés en d’autres temps. Ceux-là se préparaient peut-être à aller les rejoindre dans l’autre monde.
Allday lisait tous ses sentiments sur sa figure. Des bras cassés, des voleurs et de la racaille, mais aussi des innocents et des damnés. Sur eux reposait le dernier espoir de l’Angleterre. Le seul espoir, voilà ce qu’il se disait, à présent.
Un aspirant apparut dans la descente, on ne voyait que son pantalon tout sali. Il échangea quelques mots à voix basse avec le jeune officier qui les avait accompagnés au cours de cette petite promenade peu orthodoxe.
— Monsieur Jenour vous présente ses respects, commandant ! – il regardait Keen, mais on comprenait fort bien qu’il s’adressait surtout à l’amiral : Le courrier est passé sur le Nicator.
Et il s’humecta rapidement les lèvres. Bolitho fit seulement :
— Ce sera tout ou rien – puis, s’adressant au jeune officier : Vous êtes bien l’enseigne de vaisseau Whyham, je crois ?
L’officier fit prudemment signe que c’était bien cela.
— C’est bien ce que je me disais, mais je me méfie de ma mémoire – puis, lui souriant comme s’ils participaient à une réception mondaine : Vous étiez l’un de mes aspirants à bord de l’Argonaute, voilà quatre ans, n’est-ce pas ?
Bolitho et Keen étaient déjà sur le pont que l’enseigne avait encore les yeux fixés sur la descente. Il faisait frais sur le pont et, après les remugles qu’ils venaient de subir en bas, l’air paraissait délicieux.
Keen hésita avant de demander :
— Accepteriez-vous de souper avec moi, amiral ? Avant que l’on déménage tout pour rappeler aux postes de combat ?
Bolitho le regarda pensivement, encore ému de tout ce que venaient d’exprimer ces hommes simples. Ils se satisfaisaient des quelques mots qu’il leur avait adressés.
— Très volontiers, Val.
Keen ôta sa coiffure et passa la main dans ses cheveux blonds. Bolitho ne put réprimer un sourire, il retrouvait l’aspirant qu’il avait été, ou encore l’enseigne, dans les mers du Sud.
— Je pense à ce que vous avez écrit au commandant du Nicator. C’est dur à admettre, mais nous n’avons pas beaucoup de marge. A présent, quand j’y réfléchis, je me dis que j’ai eu tout ce que je pouvais espérer…
Mais il s’arrêta là. Il n’avait pas besoin d’en dire davantage. C’était comme si Allday répétait ce qu’il leur avait dit : et puis, un jour, vous mourez.
Ce que venait de dire Keen, tous deux auraient pu le dire.
Aux toutes premières lueurs de l’aube, le Prince Noir sembla reprendre lentement vie. Semblables à des hommes surgis des combats du passé, rescapés d’épaves disparues depuis longtemps, les marins et les fusiliers émergeaient de l’obscurité des batteries et des entreponts. Ils quittaient ce dernier havre de paix et de calme que chacun recherche à la veille de se battre.
Bolitho se tenait du bord au vent sur la dunette et écoutait les piétinements sourds des pieds nus, le cliquetis des armes un peu partout. Keen avait fait merveille : pas un coup de sifflet, pas un seul roulement de tambour pour donner du cœur au ventre à un pauvre diable qui s’imagine vivre son dernier jour.
On avait l’impression que le gros vaisseau lui-même prenait vie, que les huit cents marins et soldats n’étaient là que pour le décor.
Bolitho leva les yeux vers le ciel. Dans l’obscurité, son œil ne le gênait pas. Les premières lueurs du jour n’allaient plus tarder, mais, pour l’instant, on les devinait seulement. L’atmosphère était étrange, comme lorsque la mer se permet un dernier sourire avant de se déchaîner.
Il essayait d’imaginer son bâtiment tel que l’ennemi le verrait. Un beau trois-ponts qui arborait le pavillon danois sous les couleurs anglaises, comme pour afficher à la face du monde sa situation. Mais cela ne suffisait pas. Bolitho avait imaginé bon nombre de ruses au cours de son existence, surtout lorsqu’il commandait une frégate. Il avait joué autant de bons tours qu’il en avait subi lui-même. Lorsqu’une guerre durait aussi longtemps, avec autant de morts des deux côtés et de toutes croyances, plus personne ne prenait plus rien pour argent comptant.
Si la journée finissait mal pour eux, le prix à payer serait doublement élevé. Keen avait donné ses consignes au bosco : pas de chaînes dans le gréement pour empêcher vergues et espars de percer le pont ou d’écraser les hommes en tombant. Cette perspective leur donnerait un sérieux coup de fouet, le moment venu. Le bosco n’avait pas protesté non plus lorsqu’il lui avait dit de laisser les embarcations à poste dans leurs chantiers. Bolitho s’y attendait. Les éclis arrachés aux canots, parfois acérés comme des poignards, présentaient un danger mortel, mais la plupart des marins préféraient encore voir les embarcations sous leurs yeux. Leur dernier recours.
Keen s’approcha de lui. Comme tous les officiers qui avaient leur poste de combat sur le pont, il s’était débarrassé de sa vareuse galonnée, qui en faisait une cible trop visible. Il leva les yeux vers le ciel :
— Encore une belle journée.
Bolitho approuva d’un signe.
— J’espérais que nous aurions de la pluie, ou au moins des nuages, avec ce vent de nordet. Il se tourna vers l’étendue vide que l’on apercevait sur leur avant : Nous aurons le soleil dans le dos, ils risquent de nous voir les premiers. Val, je crois que nous devrions réduire la toile.
Keen fouilla l’obscurité à la recherche d’un aspirant.
— Monsieur Rooke ! Demandez au second d’envoyer du monde en haut à carguer perroquets et cacatois !
Bolitho ne put se retenir de sourire, malgré la tension qui régnait. Ils avaient eu la même idée au même moment. Si l’ennemi les voyait avant eux, le spectacle d’une prise toutes voiles dehors, alors qu’elle n’avait rien de particulier à craindre, lui paraîtrait suspect. Bientôt, des silhouettes sombres commencèrent à grimper dans les enfléchures pour aller rentrer et serrer la lourde toile. Keen poursuivit :
— Le major Bourchier sait ce qu’il a à faire. Il a disposé ses fusiliers sur le gaillard d’avant, ici, à l’arrière et dans les hauts, comme si nous devions nous assurer d’une prise dont l’équipage est toujours à bord.
On ne voyait guère ce qu’ils auraient pu faire de plus. Cazalet appela son commandant :
— Le voilier, commandant !
Fudge et l’un de ses aides sortirent de l’ombre. L’homme étala entre eux le pavillon danois qu’il avait confectionné.
— Vous avez tenu parole, lui dit Bolitho. Joli travail – il fit signe à Jenour : Allez donc aider Fudge à frapper notre nouveau pavillon, il a bien mérité cet honneur !
Voilà un spectacle qui en vaut la peine, songea-t-il. Il faisait pourtant bien sombre, des volées d’embruns tombaient parfois sur le pont comme de la pluie, mais il se souviendrait de ce jour. Les hommes se rassemblaient pour regarder cet étrange pavillon flottant au vent qui s’élevait en bout de corne, sous les couleurs britanniques. Un marin cria à Fudge :
— T’as dû utiliser de ta meilleure toile pour fabriquer ce truc !
Le vieux maître voilier contemplait la vague forme qui ondulait sur le ciel noir. Maussade, il lui répondit par-dessus l’épaule :
— T’inquiète pas, mat’lot, m’en reste encore assez pour t’coudre dedans quand la journée s’ra passée.
Keen sourit en l’entendant.
— J’ai disposé un de mes meilleurs seconds maîtres en haut, amiral Taverner. Il s’entendait bien avec Duncan. Un œil d’aigle, et malin comme un singe avec ça. Je le verrais bien devenir maître pilote, même si je dois le perdre !
Bolitho passa la langue sur ses lèvres desséchées. Ce qu’il leur fallait maintenant, c’était du vin, du café, même de l’eau croupie tirée au charnier. Mais il chassa cette pensée.
— Nous allons bientôt savoir.
— Le contre-amiral Herrick a peut-être changé de route, amiral, lui répondit Keen. Il a peut-être fait demi-tour avec le convoi pour regagner l’Angleterre, en espérant retrouver une escadre en croisière.
Bolitho revoyait la bonne figure si franche de Herrick. Faire faire demi-tour au convoi ? Jamais. Cela aurait ressemblé à une fuite.
Tojohns, le maître d’hôtel du commandant, accroupi sur le pont, était occupé à capeler le sabre de Keen, une arme légère qu’il avait coutume de porter au combat. Celui-là même qu’il avait lorsque l’Hypérion était parti par le fond.
Bolitho effleura la garde du sien, son vieux sabre de famille. Il frissonna, il se sentait tout glacé. Il sentit le regard d’Allday posé sur lui, puis la forte odeur de rhum qu’il exhalait.
Keen était occupé avec ses officiers et quelques officiers mariniers. Bolitho demanda à Allday :
— Eh bien, mon vieux, qu’en pensez-vous ?
Mais pendant quelques secondes, la nuit s’illumina. Une énorme explosion fulgurante qui éclaira violemment le pont, les servants figés comme des statues près de leurs affûts, le gréement et les enfléchures soulignés comme les traits d’un dessin, des lingots chauffés au rouge. La lumière s’éteignit aussi vite qu’elle était venue, comme soufflée par une main géante. Puis, après ce qui leur parut une éternité, le bruit de l’explosion arriva, un bruit d’éruption volcanique. Un vent chaud fondit sur eux, d’une force à déchirer la toile et à arracher les voiles.
Des hommes criaient de tous les côtés, puis le silence retomba, comme était revenue l’obscurité.
— Un transport de poudre et de munitions, fit Allday d’une voix rauque. J’en suis sûr !
Bolitho se demandait si un seul des hommes embarqués à son bord avait eu le temps, un quart de seconde, de comprendre que sa vie allait le quitter dans des circonstances aussi atroces. Même pas le temps de pousser un dernier cri, pas le moindre ami pour vous tendre la main, pour apaiser les hurlements et les larmes. Non, rien.
Keen se mit à crier :
— Monsieur Cazalet, envoyez des aspirants dans les batteries, qu’ils expliquent aux officiers ce qu’il vient de se passer !
Bolitho détourna le regard : Keen avait eu la présence d’esprit d’y songer, alors que son bâtiment fonçait dans la nuit vers… vers quoi, au juste ? Il l’entendit qui disait :
— Mon Dieu, en bas, ils ont dû croire que nous avions touché un haut-fond !
Une petite silhouette émergea de nulle part, se fraya un chemin entre les timoniers et les officiers. Comme quelqu’un de totalement déplacé.
— Mais que fais-tu sur le pont ? grommela Allday.
Bolitho se retourna.
— Ozzard ! Qu’y a-t-il ? Vous savez bien que vous devez rester en bas, vous n’êtes pas un vieux marin comme ce pauvre Allday !
Mais cette plaisanterie éculée tomba à plat. Ozzard tremblait comme une feuille.
— Je… je peux pas, amiral. Il fait sombre… là-bas en dessous. C’est comme la dernière fois…
Il s’arrêta de trembler, mais il ne se rendait même pas compte de la présence des hommes qui s’étaient rassemblés là, silencieux.
— Non, pas une fois de plus. Je ne peux pas.
— Bien sûr, lui dit Bolitho, j’aurais dû y penser – il se tourna vers Allday : Trouvez-lui un endroit pas trop loin.
Il savait bien que le malheureux petit homme ne l’entendait même pas.
— Pas trop loin de nous, hein ?
Il les regarda qui disparaissaient tous deux dans l’obscurité et sentit une vieille blessure se réveiller. L’Hypérion, encore l’Hypérion.
Allday fut bientôt de retour.
— Il va être comme un coq en pâte, sir Richard. Ça va aller, après ce que vous lui avez dit.
Si seulement vous saviez la moitié de l’histoire, songea-t-il in petto.
Ils entendirent des hommes parler à voix basse : les vergues hautes et la flamme s’éclairaient dans le ciel, comme si une nouvelle explosion s’était produite. On les aurait cru détachées du bâtiment. La voix du second martre perché là-haut retentit :
— Ohé du pont ! Terre par bâbord avant !
— Parfait, monsieur Julyan ! s’exclama Keen. Ce doit être le Skaw ! Nous viendrons cap à l’ouest d’ici une heure !
Bolitho partageait son excitation. Ils allaient bientôt sortir de là pour pénétrer dans le Skagerrak qui leur offrirait de grands fonds. La légende racontait que reposaient là, dans de sombres cavernes, des épaves et des noyés, en compagnie de créatures aveugles trop épouvantables pour qu’on osât seulement les imaginer.
Le sort en était jeté. Lorsque le bâton de foc pointerait vers l’ouest, il n’y aurait plus d’obstacle entre l’Angleterre et eux.
La lumière de plus en plus vive éclairait tous les ponts, comme les couches successives d’un gâteau. Le Nicator suivait dans les eaux, bien visible au soleil levant alors que, quelques minutes plus tôt, on ne devinait même pas sa présence.
Taverner, le second maître pilote, était lui aussi monté en haut. Il cria :
— Ohé du pont ! Des bâtiments en feu ! – il était si ému qu’il ne trouvait pas ses mots : Mon Dieu, je ne peux pas les compter !
Keen s’empara d’un porte-voix :
— Ici le commandant ! – il se tut pour laisser à ses hommes le temps de se reprendre : des mois d’entraînement et des années de discipline allaient montrer leur efficacité – Voyez-vous l’ennemi ?
Bolitho s’approcha de la lisse de dunette, tous les visages étaient tournés vers le commandant. Les hommes avaient l’air presque heureux depuis qu’il leur avait expliqué ce qu’il attendait d’eux.
— Deux bâtiments de ligne, commandant ! Et encore un autre qui a démâté ! – il se tut et Bolitho entendit le pilote murmurer : Ça ressemble guère à Bob, c’est qu’ça doit être grave.
Le jour qui se levait très vite les mettait à découvert et rendait la situation pire encore. L’ennemi avait dû tomber sur le convoi la veille au crépuscule alors qu’ils chenalaient encore, impatients de se porter à son secours.
Les français avaient dû détruire le convoi ou s’en emparer et avaient terminé le travail au matin. En ce moment même.
Keen lui dit d’une voix lasse :
— Trop tard, amiral.
Le son du canon les surprit, un tonnerre vibrant qui fit trembler la mer et s’engouffra dans les voiles comme un grain. Taverner cria :
— Celui qui a démâté a repris le feu, commandant ! Il est pas encore foutu !
Et, comme s’il oubliait soudain des armées de discipline :
— Va-y mon gars, cogne donc dedans ! Tu vas les avoir, ces salopards ! On arrive !
Bolitho et Keen se regardèrent : ce vaisseau démâté, c’était le Benbow, il n’y avait pas d’autre possibilité.
— Val, lui ordonna Bolitho, envoyez les gabiers en haut et toute la toile dessus. Comme si nous étions une prise accompagnée de son escorte – et lisant dans ses yeux son désespoir, il ajouta : Il n’y a rien d’autre à faire. Nous devons absolument compter sur l’effet de surprise et garder l’avantage du vent.
Il sentit tous ses muscles se raidir en entendant une nouvelle bordée, puis une seconde dans la foulée. L’ennemi essayait d’attaquer le Benbow des deux bords avant de monter à l’abordage pour s’en emparer. Le vaisseau ne pouvait même plus manœuvrer pour essayer de protéger sa poupe. Bolitho serra les poings à s’en faire mal. Herrick préférerait mourir plutôt que se rendre. Il avait déjà perdu sa seule raison de vivre.
Le Prince Noir commença à gîter sous la pression du vent qui augmentait dans les voiles puis mit le cap à l’ouest, au delà de la terre que l’on apercevait vaguement. Plus loin devant, la mer était encore plongée dans la nuit.
Les indices d’une bataille perdue se faisaient de plus en plus nombreux. Espars, panneaux d’écoutille, embarcations à la dérive. Puis, un peu plus tard, la quille d’un navire qui avait chaviré sous le bombardement. Au fur et à mesure que l’obscurité se dissipait, ils voyaient d’autres bâtiments. Certains étaient à moitié démâtés, d’autres gravement endommagés. Tous arboraient le pavillon tricolore au-dessus des couleurs britanniques, ajoutant une touche de gaîté sinistre au tableau du désastre.
Quant au second vaisseau d’escorte dont lui avait parlé Tyacke, on n’en voyait rien. Mais, sous les ordres de Herrick, lui aussi avait dû préférer couler plutôt que de se rendre.
Taverner avait retrouvé sa maîtrise de soi.
— Ohé du pont ! Les tirs ont cessé !
Keen, au bord du désespoir, leva son porte-voix :
— S’est-il rendu ?
Perché dans son nid d’aigle, Taverner regardait de tous ses yeux. Il n’avait jamais connu que la mer, sous tous les commandants possibles. Et il avait tout enregistré, stocké dans sa mémoire comme les objets de corne ouvragée dans sa boîte à couture. Il répondit :
— Le gros vaisseau s’écarte, il envoie de la toile, commandant !
Bolitho serra le bras de Keen :
— Ils nous ont vus, Val, ils vont arriver !
Il aperçut son neveu, l’aspirant Vincent, qui, les yeux écarquillés, essayait de voir ce qu’il se passait par-dessus les filets. A travers les volutes de fumée qui s’étalaient lentement, on entendait des cris, sans doute venus d’un ou plusieurs navires en train de couler. Tojohns laissa échapper entre ses dents :
— Mais bon sang, qu’est-ce que c’est que ce boucan ?
Keen se tourna vers lui et lui répondit froidement :
— Des chevaux. Ils sont restés coincés dans les entreponts.
Il surprit Bolitho qui s’effleurait l’œil. Lui aussi se souvenait. Les hennissements de terreur des montures perdues dans l’obscurité, jusqu’à ce que la mer les fasse taire.
Bolitho remarqua quelques marins qui échangeaient des regards pleins de colère et de dégoût. Des hommes à qui il ne faisait ni chaud ni froid de voir un ennemi tomber, qui même ne se souciaient guère de leur propre sort quand leur heure était venue. Mais un animal sans défense, voilà qui était différent.
— Vous permettez, Val ?
Il bondit à la lisse et, réussissant à parler d’une voix calme, contre toute attente, s’adressa aux hommes.
— Ce vaisseau vient droit sur nous, les gars ! Je sais ce que vous pensez et ce que vous ressentez, mais vous devez garder votre sang-froid ! Il y a une pièce chargée à la double derrière chaque sabord, et des marins anglais pour tirer lorsque je donnerai l’ordre !
Il eut un moment d’hésitation en apercevant Ozzard, ce petit être tout chétif, qui cornait à l’avant, une grosse lunette sur l’épaule, comme une massue.
Il essaya de ne plus penser à ce qu’avaient dû endurer les bâtiments du convoi. Des navires sans défense, Herrick, ferme comme un roc, qui tentait de s’interposer alors qu’il n’avait aucune chance. Herrick était peut-être mort… Mais il repoussa cette idée aussitôt.
— Restez solidaires ! C’est notre bâtiment, ceux qui sont là-bas sont des nôtres ! Mais il ne s’agit pas de vengeance ! Seulement de justice !
Et il se tut, épuisé, vidé. Il dit lentement à Val :
— Ils n’ont pas le cœur à ça, Val.
— Il a raison, les gars ! Hourra pour notre Dick ! – le vaisseau se mit presque à trembler sous les acclamations – Et un hourra pour le commandant que sa fiancée attend en Angleterre !
Keen se détourna, les yeux remplis de larmes.
— Voilà la réponse… ils vont donner tout ce qu’ils ont ! Vous n’auriez jamais dû en douter !
Allday empoigna Ozzard, puis entreprit de réprimander ces hommes qui poussaient des cris de joie alors qu’ils avaient bien d’autres choses plus urgentes auxquelles penser.
— Mais bon Dieu, qu’est-ce que vous faites ? Pour un peu, vous aller vous mettre à danser comme des fous, comme ces sauvages qui se trémoussent au soleil !
Ozzard posa sa lunette et le regarda en face. Il semblait très calme, Allday ne l’avait encore jamais vu comme cela.
— J’ai entendu ce que sir Richard leur a dit. Pas de vengeance – puis, baissant les yeux sur la grosse lunette : Je ne m’y connais guère en matière de navires, mais celui-là, je le connais. Et comment pourrais-je oublier ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, mat’lot ?
Il s’interrompit, la douleur dans la poitrine se réveillait.
Ozzard jeta un regard à Bolitho et au commandant.
— Je me fous de comment il s’appelle et de son pavillon. C’est le même qui a coulé l’Hypérion ! Et je vais me venger !
Il regardait son ami, son courage l’avait abandonné.
— John, qu’est-ce qu’on va faire ?
Cette fois-ci, il n’eut pas de réponse.
L’aspirant Roger Segrave était cramponné des deux mains à la lisse de dunette. Il essayait désespérément de reprendre son souffle, on aurait dit qu’il suffoquait. Il était tendu comme un arc et, lorsqu’il regarda ses mains, il vit qu’elles tremblaient. Il jeta un rapide coup d’œil aux silhouettes qui se trouvaient autour de lui. Le pilote et ses aides près du compas, les quatre timoniers, sans compter les marins qui traînaient là en faisant semblant de penser à autre chose. Le spectacle était insensé. Le passavant bâbord, celui qui se trouvait du côté de l’ennemi, était plein de matelots désarmés. Ils taillaient négligemment la bavette en se montrant de temps en temps le vaisseau qui arrivait sur eux, comme si ce qu’il se passait ne les concernait pas. Segrave baissa un peu les yeux, là où la vérité apparaissait. Sous le passavant et encore plus bas, dans les deux batteries, les servants se blottissaient contre leurs pièces, piques d’abordage, écouvillons et tire-bourre à portée de main. On avait même décapelé les tapes de bouche pour ne pas risquer de perdre une seule seconde.
Bolitho, les poings sur les hanches, se tenait près de Keen. Il lui désignait de temps en temps quelque chose au loin, mais son regard restait le plus souvent posé sur ce qu’il se passait à bord. Même sans uniformes, ils se distinguent des autres, songea Segrave. Ce petit prétentieux de Bosanquet discutait avec l’aide de camp, Segrave voyait les pavillons de signal ferlés, prêts à hisser. Ils étaient à demi cachés par quelques hamacs que l’on avait étendu là pour les faire sécher au soleil. Les fusiliers étaient les seuls à ne pas essayer de dissimuler leur véritable identité, on apercevait des tuniques rouges dans tous les croisillons de hune où les pierriers étaient pointés sur le pont. Deux autres piquets étaient disposés sur le gaillard et sur la dunette, baïonnette au canon.
Segrave entendit Bolitho qui disait :
— Alors, monsieur Julyan, c’est vous qui êtes le commandant aujourd’hui !
Le visage du maître pilote s’éclaira d’un large sourire.
— J’me sentions déjà un autre homme, sir Richard !
Segrave commençait enfin à se calmer. Il fallait qu’il assume, comme ils le faisaient. Bolitho ajouta sur le même ton badin :
— Je sais bien que nos amis danois portent des uniformes plutôt moins voyants que les nôtres, mais il me semble qu’une coiffure suffirait à faire la différence.
Les hommes se mirent à rire lorsque Julyan essaya le chapeau de Keen, puis celui de Bolitho. Les deux lui allaient à merveille.
Bolitho tourna la tête et Segrave se raidit en voyant ces yeux gris se poser un instant sur lui.
— Nous n’allons plus attendre très longtemps. Soyez parés !
Segrave revint à l’ennemi. Le second gros bâtiment, un deux-ponts, était en train d’abattre avant de virer. Des pavillons montaient et descendaient aux vergues, il échangeait des signaux avec son chef. Il allait s’en prendre au Nicator qui se portait au-devant de lui pour défendre sa prise.
Keen murmura, en regardant son ancien bâtiment :
— C’était un bien beau navire. C’était.
Segrave sursauta en entendant le second crier, ce qui le sortit de ses pensées :
— Dans la batterie basse, monsieur Segrave ! Vous allez vous mettre aux ordres du troisième lieutenant ! – il parcourut rapidement le pont des yeux : Ce garnement de Vincent devrait être ici ! Si vous le voyez, dites-lui que je le demande !
Ses yeux tombèrent sur Segrave et cela lui rappela peut-être de vieux souvenirs.
— Restez calme, mon garçon. Des hommes vont mourir aujourd’hui, mais uniquement ceux dont l’heure est venue – il se fendit d’un large sourire : Et comme vous avez montré quelques qualités, ce ne sera pas encore votre tour !
Segrave partit en courant vers la descente. Cette scène lui rappelait la façon dont il avait été traité à bord de la Miranda, du temps de Tyacke, avant sa fin. Il avait un an de plus, autant dire une vie.
Il s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil avant de s’enfoncer dans les sombres profondeurs de la coque. Une scène à peindre, qu’il n’oublierait jamais. Bolitho, avec sa chemise chiffonnée qui volait au vent, une main posée sur la garde de son vieux sabre. Son maître d’hôtel se tenait derrière lui. Keen, Jenour, Bosanquet, les seconds maîtres pilotes et d’autres marins. Des êtres vivants, bien plus vivants que tous ceux qu’il avait connus jusqu’alors.
Il se retourna, la bouche sèche. On apercevait maintenant derrière le passavant bâbord un pavillon isolé, comme le penon de la lance, un chevalier en armure de ses livres d’enfant.
Il est si près que cela. Il savait que c’était le mât de misaine de l’ennemi.
Quelqu’un cria :
— Il vient dans le lit du vent ! Il veut nous parler !
Personne ne dit mot, pas même une de ces plaisanteries ironiques que les marins lâchent parfois en présence du danger. Non, on n’entendait qu’un grognement sourd, un grognement animal, comme si leur bâtiment répondait à leur place.
Sans même s’en rendre compte, il se retrouva en train de courir, dévalant les échelles un pont après l’autre, dépassa les fusiliers de faction chargés d’empêcher les hommes de se réfugier dans la cale, des mousses qui couraient avec leurs gargousses pour ravitailler des pièces qui n’avaient pas encore tiré.
Il tomba sur un aspirant recroquevillé près d’une soute dans laquelle le charpentier serrait ses coins et ses tampons et devina aussitôt qu’il s’agissait de Vincent. Il lui dit :
— Mr. Cazalet vous demande sur le pont.
Vincent se recroquevilla un peu plus dans son tas de matériel et lâcha dans un sanglot :
— Foutez le camp, allez au diable ! J’espère qu’ils vous tueront !
Segrave disparut, bouleversé au-delà de toute expression par le spectacle qu’il lui offrait. Vincent était un homme fini, il n’avait d’ailleurs jamais commencé.
La batterie la plus basse était plongée dans une obscurité totale, mais l’on devinait pourtant qu’elle était remplie de monde. Çà et là, le soleil faisait une tache de lumière à travers un sabord, éclairant un dos nu et ruisselant ou une paire d’yeux, blancs comme ceux d’un aveugle.
C’était Flemyng, le troisième lieutenant, qui dirigeait cette batterie. Là se trouvait le plus gros de la puissance de feu du Prince Noir, vingt-huit pièces de trente-deux livres. C’est là aussi que vivaient et s’entraînaient tous ces hommes, en vue de cet instant.
Flemyng était un homme de grande taille. Il était accroupi, plaqué contre le bordé près des canons de la première division. C’est seulement lorsqu’il se retourna que Segrave distingua le petit trou percé dans la coque, pas plus grand qu’une gamelle de matelot. Par ce moyen, l’officier voyait ce qu’il se passait avant tout le monde.
— Segrave ? Restez ici.
Il parlait d’un ton sec, mais c’était en général le plus coulant de tous les officiers.
— Second maître ! Occupez-vous de Mr. Segrave !
Et il reprit sa veille.
Segrave, dont les yeux s’accoutumaient doucement à l’obscurité, commençait à distinguer les pièces les plus proches, les volées noires qui reposaient dans leurs affûts, les dos luisants des servants accroupis tout près, comme s’ils se livraient à quelque rite étrange. Le second maître canonnier le guida :
— Par ici, monsieur Segrave – et lui mettant une paire de pistolets dans les mains : Ils sont chargés, vous avez juste à armer les chiens et à tirer, compris ?
Segrave gardait les yeux rivés sur les sabords. Et si l’ennemi allait les envahir en passant par là ? S’il allait monter à l’abordage ?
Le second maître avait disparu. Segrave sursauta en sentant quelqu’un lui toucher la jambe. L’homme murmura :
— On était v’nu voir comment que vit le pauvre mat’lot, monsieur Segrave ?
Segrave se laissa glisser sur le pont, contre le canon. C’était l’homme auquel il avait épargné une séance de fouet, celui que Vincent avait surpris dans la cale, juste sous leurs pieds. Il s’exclama :
— Jim Fittock ! Mais j’ignorais que vous aviez votre poste de combat ici !
Une voix intima :
— Silence dans la batterie !
Fittock se mit à rire en silence :
— Alors comme ça, vous avez pris vos pétoires ?
Segrave les renfonça dans sa ceinture.
— On ne les laissera pas s’approcher si près !
Fittock fit signe à ses camarades de l’autre côté du gros trente-deux-livres. Ce qui signifiait : vous pouvez lui faire confiance. Pas besoin de donner des explications.
— Ouais, on va s’les ratatiner, ces salopards, après ce qu’ils ont fait.
Un rayon de soleil fit briller l’un des pistolets et Fittock eut un sourire amer. Comment expliquer à ce jeune innocent que ses pistolets ne serviraient qu’à empêcher un pauvre matelot de s’enfuir quand le massacre aurait commencé ? On entendit un coup de sifflet et une voix cria dans la descente :
— Ils sont droit par le travers, monsieur !
— Si près que ça ? grommela un homme.
Des raclements, celui des anspects qui manœuvraient les pièces pour augmenter la hausse. Cette division-là allait devoir tirer plein travers par bâbord.
Le lieutenant de vaisseau Flemyng avait dégainé son sabre. Il scrutait l’obscurité, on avait l’impression qu’il voyait distinctement chacun de ses hommes.
— Ils nous ont hélé pour nous donner l’ordre de mettre en panne ! – sa voix se précipita : Tout beau tout gentil !
Comme il se retournait pour voir ce qu’il se passait à travers son trou d’observation, le soleil, qui éclairait jusqu’alors son visage, disparut. Comme si une énorme main s’était abattue devant l’ouverture.
— Restez avec nous ! murmura Fittock.
Segrave n’eut pas le temps d’entendre la suite, les sifflets résonnaient de toutes parts. Flemyng ordonna :
— Ouvrez les sabords ! En batterie !
Les affûts s’ébranlèrent, les hommes poussaient et déhalaient les énormes canons, se démenaient pour les amener à la lumière. Les chefs de pièce, accroupis, assuraient les tire-feu dans leur main. Un peu partout, on voyait des visages, des yeux, des mains dans des attitudes variées qui exprimaient la haine ou la prière muette. Les servants reculèrent en attendant l’ordre de feu. Le tout ressemblait à quelque toile inachevée.
Segrave n’en croyait pas ses yeux. Il vit arriver sur lui la guibre et ses sculptures dorées, puis une énorme muraille tachée de fumée – traces de la récente victoire. Le temps paraissait suspendu. Pas un mot, pas un geste, comme si leur propre vaisseau, lui aussi, s’était rendu. Flemyng abaissa son sabre :
— Feu !
L’une après l’autre, les pièces reculèrent, les servants se précipitèrent pour écouvillonner et recharger, automatiquement, comme ils l’avaient appris. Segrave suffoquait et avait envie de vomir, une épaisse fumée tournait en volutes et masquait tout. Voilà, il y était, la scène était comme figée dans sa mémoire. Les rangées de canons ennemis pointés sur lui, avec leurs servants qui observaient ce qu’il se passait et regardaient d’un air satisfait la nouvelle prise qu’ils allaient faire. Puis cette énorme masse de métal qui leur tombait dessus, les réduisant en charpie, à cinquante pas de distance.
Le vaisseau roulait lourdement sous la poussée du recul. Pont après pont, une pleine bordée partit dans la fumée. Des hommes poussaient des vivats, d’autres juraient, rivalisant de vitesse pour remettre en batterie et levaient les mains au milieu des volutes de fumée pour se signaler à leurs camarades.
— En batterie ! Pointez ! Feu !
Mais un choc épouvantable ébranla la muraille, un canon commença à glisser avant de se retourner comme un animal blessé. Des hommes poussaient des hurlements en tombant dans la fumée, Segrave eut le temps d’apercevoir une main tranchée qui gisait près de l’affût le plus proche, comme un gant que quelqu’un aurait perdu. Allez vous demander après cela pourquoi les pavois étaient peints en rouge : cela servait à masquer un peu toutes ces horreurs…
— Cessez le tir !
Flemyng se retourna en voyant passer un aspirant que l’on traînait dans la descente pour l’emmener dans l’entrepont inférieur. Il semblait avoir perdu un bras et une jambe. Il n’y avait guère d’espoir…
Segrave se détourna à grand-peine de ce spectacle. Il avait son âge, il portait le même uniforme. Ce n’était plus qu’une chose, ce n’était plus un être humain.
— A ouvrir les mantelets tribord !
Fittock lui donna un coup de coude :
— Venez, monsieur ! Le commandant est en train de virer de bord, on va engager ces salopards à tribord !
Ils traversèrent le pont vaille que vaille en se prenant les pieds dans divers apparaux, ils glissaient dans le sang. A travers les sabords de l’autre bord, le soleil était réapparu et l’ennemi passa lentement devant leurs yeux avec ses voiles dans le plus grand désordre. Sauf lorsque l’on canonnait des deux bords à la fois, les servants allaient donner un coup de main à leurs camarades, pour garder au tir sa cadence et sa régularité.
— Paré, monsieur !
— Sur la crête, les gars !
Flemyng avait perdu sa coiffure, son front était maculé de sang. Feu !
Les hommes commençaient à pousser des cris de triomphe en se donnant de grandes bourrades.
— ’garde donc, son mât de misaine commence à tomber !
Près d’une pièce, un matelot tenait un de ses camarades dans ses bras et tentait frénétiquement de dégager ses cheveux qui lui recouvraient les yeux. Il balbutiait :
— C’est presque fini, Tom ! Ces salauds ont démâté !
Mais son ami ne répondait pas. Ils avaient vécu et bavardé près cette pièce qui restait là, immuable, à toute heure.
Un second maître ordonna durement :
— Enlève-moi ce gaillard de là et passe-le par-dessus bord ! Il est foutu !
Non qu’il fût particulièrement dur, mais la mort était une chose assez terrible, pas besoin de s’appesantir.
Mais le canonnier serra plus fort le cadavre contre lui, sa tête ballottait sur son épaule comme s’il lui faisait une confidence.
— Vous ne le jetterez pas à l’eau, bande de saligauds !
Segrave sentit une grosse patte le saisir, Fittock l’aidait à se remettre debout.
— Laissez-les, second maître ! – il parlait d’une voix qu’il ne reconnaissait pas : Il y a plus urgent !
Fittock, souriant de toutes ses dents, lança un coup d’œil entendu à ses compagnons :
— Voyez c'que j’vous avais dit, hein ? Un vrai roquet !
Puis il conduisit Segrave jusqu’à un recoin pour que les autres n’assistent pas au spectacle de son désarroi. Il ajouta :
— Y’en a pas d’meilleur !
Dans tout le bâtiment, les hommes attendaient, debout ou occupés à diverses tâches, les corps ruisselaient de sueur. Les canonniers avaient mis une écharpe sur leurs oreilles pour se protéger contre le tonnerre des départs, ils avaient les doigts à vif à force de souquer sur les palans, d’écouvillonner et de charger encore et encore.
Au bout d’un certain temps, ils entendirent le clairon des fusiliers et une clameur enthousiaste s’éleva de tous les ponts, jusqu’en plein soleil, là où tout avait commencé.
Debout près de la lisse de dunette, Bolitho contemplait l’ennemi. Le vaisseau qui dérivait lentement lui montra sa poupe et il vit apparaître son nom en lettres dorées éblouissantes : San Mateo. Il avait cru que l’affaire ne s’arrêterait jamais, tout en sachant que, depuis l’instant où ils avaient affalé le pavillon danois et hissé à bloc sa marque à l’avant, il ne s’était pas écoulé une demi-heure.
— Je savais que nous en viendrions à bout, dit-il à Allday dont il devinait la présence.
Puis il entendit Keen qui criait :
— Parés à tribord !
Ils avaient eu des pertes, des hommes tués alors que, quelques secondes plus tôt, ils attendaient de se jeter dans l’action.
— Le Nicator envoie un signal, amiral ! lui dit Jenour d’une voix rauque.
Bolitho lui fit signe de la main qu’il avait entendu. Dieu soit loué, Jenour était sain et sauf. Le Prince Noir avait dû tirer trois bordées avant que l’ennemi eût retrouvé ses esprits et répliqué sévèrement. Mais il était déjà trop tard pour lui.
— Signalez au Nicator de rallier le convoi. Assurez-vous qu’il a bien compris : qu’il dise aux Français des équipes de prise que, s’ils essayent de saborder nos bâtiments ou de toucher un cheveu des nôtres, ils pourront rentrer chez eux à la nage !
Des hommes murmuraient autour de lui pour signifier leur approbation. Il savait bien que, s’il en avait seulement émis l’idée, ils auraient pendu aux vergues les Français faits prisonniers.
C’étaient les dures nécessités de la guerre, lorsque les hommes pris de folie ne pensent plus qu’à tuer ceux qui leur ont causé une telle peur.
Il songea soudain à Ozzard, si ignare et qui avait pourtant reconnu dès le début ce vaisseau, celui qui avait causé la perte de l’Hypérion. Mais peut-être le coupable était-il le bâtiment lui-même, non l’équipage qui l’armait ? Il avait porté les couleurs de France puis celles d’Espagne, il allait peut-être désormais porter celles de l’Angleterre s’il se rendait, venir renforcer la marine de Sa Majesté britannique. Et alors, ce vaisseau, allait-il, inchangé, conserver sa vraie nature, comme une bête sauvage que nul ne peut dompter ?
Ce seul souvenir le rendait malade, la sauvagerie avec laquelle le San Mateo avait anéanti l’Hypérion sous ses bordées, sans se soucier de la destruction et du massacre qu’il infligeait ainsi à ses conserves incapables de se dégager. C’était donc bien lui le coupable.
Keen s’approcha de lui :
— Amiral ?
Il l’observait calmement, il sentait et partageait ce qu’il éprouvait. Mais il y avait aussi de la fierté dans ce regard, plus que ce à quoi il se fût attendu.
Bolitho sembla sortir brusquement de ses réflexions.
— S’est-il rendu ?
Mais ce ton, est-ce vraiment moi ? Si froid, si impersonnel… le ton d’un exécuteur.
Keen lui répondit doucement :
— Je crois qu’il ne gouverne plus, amiral. Mais son artillerie s’est tue, je pense qu’il compte de nombreux morts.
— Donnez-moi une lunette, je vous prie, lui demanda Bolitho.
Surpris, les hommes le virent passer de l’autre bord puis pointer l’instrument sur le vaisseau de Herrick. Immobile, il était lourdement enfoncé, ses mâts et son gréement pendaient à la traîne le long du bord. De petits filets écarlates coulaient lentement par les dalots et tombaient sur le reflet du bâtiment sur l’eau. Comme si, touché à mort, il se vidait de son sang. Il sentit son cœur battre plus fort en voyant le pavillon tout taché pendre à la poupe. Un homme, bravant tous les dangers, était allé le clouer. Un peu plus loin, les autres bâtiments étaient eux aussi à la dérive, comme des spectateurs, des victimes qui attendent la fin. Il ordonna enfin :
— Toutes les pièces, parées à reprendre le tir, commandant !
Personne ne disait rien, il les sentait presque qui retenaient leur souffle.
— S’ils ne veulent pas se rendre, ils périront – et faisant volte-face : Ai-je été clair ?
Puis quelqu’un décida de parler – il y avait donc encore des vivants. C’était le major Bosanquet.
— La Larne nous rallie, amiral !
Ce fut peut-être cette intervention qui le sauva.
— Faites armer mon canot et dites au chirurgien de venir me voir. Le Benbow va avoir besoin de secours. L’aide de votre second nous serait précieuse.
Il s’ébroua et s’approcha de son ami :
— Toutes mes excuses, Val. J’avais oublié.
Cazalet était tombé dès les premiers échanges, un boulet l’avait pratiquement coupé en deux alors qu’il envoyait des hommes dans les hauts pour y effectuer des réparations.
Les hommes s’étaient remis à crier leur enthousiasme, cela n’en finissait pas. Bolitho crut même voir, sur les vergues du Nicator, des gabiers qui agitaient les bras, qui faisaient des entrechats, mais ils étaient trop loin et il ne les entendait pas. Comme deux immenses feuilles mortes, les couleurs françaises descendirent au mât du San Mateo. Silencieux derrière leurs pièces, les marins regardaient, comme une confrérie de pénitents.
— Il s’est rendu ! lâcha Keen d’une voix rauque.
Il avait du mal à cacher son soulagement.
Bolitho vit son canot se soulever et passer par-dessus les filets. Il comprit que Keen n’avait pas transmis son ordre de se préparer à reprendre le tir, pavillons ou pas.
— Paré, sir Richard, annonça Allday en le saluant – il semblait inquiet : Voulez-vous que j’aille chercher votre vareuse ?
Bolitho se tourna vers lui, mais le soleil l’obligea à fermer les yeux.
— Je n’en ai pas besoin.
Mais Julyan, le maître pilote, lui cria :
— Et votre coiffure, sir Richard ?
Il riait et pleurait presque en même temps, le contrecoup. Des hommes venaient de mourir, là, tout près de lui. Et lui s’en était sorti, une fois de plus. Il avait franchi un nouvel échelon de cette haute échelle.
Avec la fumée, Bolitho ne distinguait à peine.
— Vous avez un fils, je crois ? Vous la lui donnerez, cela lui fera une belle histoire à raconter, un jour.
Et il se détourna, gêné par la gratitude que lui témoignait cet homme.
— Allons-y.
Ils firent la traversée en silence, un silence seulement brisé par le grincement des avirons et la respiration haletante des nageurs.
Ils arrivèrent sous le Benbow. Bolitho ne savait même pas s’il aurait la force de supporter le spectacle qui l’attendait là-haut. Il serra le médaillon qu’il portait sous sa chemise en murmurant : attends-moi, Kate.
Suivi par les autres, il grimpa au flanc de la muraille. Il y avait des traces de boulets depuis la ligne de flottaison jusqu’à la porte de coupée. Des débris de gréement emprisonnaient parfois quelques cadavres comme des algues. Ils flottaient sur l’eau et alourdissaient encore le bâtiment.
Bolitho monta plus vite. On pouvait encore sauver l’essentiel. Des visages se penchaient aux sabords pour regarder, certains hagards, d’autres déjà immobilisés dans la mort.
Il atteignit enfin la dunette, si vide maintenant que grand-mât et artimon étaient tombés. Le chirurgien du Prince Noir donna quelques ordres, un second canot arriva pour prêter la main. Mais pour l’instant, Bolitho se sentait seul.
Il était au centre névralgique du vaisseau, là où tout commence et tout finit. Les corps des timoniers gisaient autour de ce qui avait été la roue et ne formaient plus qu’un tas sanglant. Ils étaient figés dans l’attitude où la mort les avait surpris. Un second maître bosco avait essayé de se baisser pour panser la jambe de l’aide de camp, une grêle de balles les avait fauchés tous les deux. Et un matelot, encore penché sur le pavillon de signal qu’il s’apprêtait à saisir. En tombant, le mât lui avait arraché les drisses des mains.
Et puis Herrick, appuyé contre l’habitacle, une jambe repliée sous lui. Il était presque inconscient. Bolitho savait pourtant que la douleur qu’il devait ressentir était bien pire que celle que pouvait lui causer sa blessure. Il avait encore son pistolet à la main, il leva la tête et se tourna un peu, comme si la canonnade l’avait rendu sourd.
— Allez, les fusiliers ! On leur a mis la main dessus ! Tirez, mes gaillards !
— Mon Dieu, murmura Allday, regardez ça.
Les fusiliers ne réagissaient plus. Tous, du sergent au simple soldat, ils étaient tombés, bien alignés, comme des soldats de plomb. Leurs armes étaient encore pointées vers un ennemi imaginaire.
— Amiral, ça va aller, lui dit Allday d’un ton pressant.
Bolitho enjamba un bras qui pendait dans sa manche rouge ornée de deux chevrons et, très délicatement, enleva son pistolet à Herrick. Il le donna à Allday qui remarqua tout de suite une chose : l’arme était approvisionnée, le chien levé.
— Restez calme, Thomas. Les secours sont là – il lui prit le bras et attendit que les yeux bleus le voient : Écoutez donc, les hommes qui crient ! La bataille est finie, nous avons gagné !
Herrick se laissa faire tandis qu’on l’installait de manière un peu plus confortable. Il regardait fixement le pont déchiqueté, les pièces laissées à l’abandon, les traînées rouges laissées par les mourants. Comme s’il était déjà dans l’autre monde, il finit par articuler péniblement :
— Vous voilà donc, Richard.
Il m’appelle par mon prénom, mais il me traite comme un étranger.
Bolitho se sentit abattu, oubliées la folie et l’exaltation de cette journée. Herrick essaya de sourire :
— Ce sera… ce sera un nouveau triomphe à mettre à votre actif.
Bolitho lui lâcha très doucement le bras avant de se relever. Il fit signe au chirurgien.
— Occupez-vous de l’amiral, je vous prie.
Il y avait là le cadavre d’un caporal, ses cheveux flottaient au vent, ses yeux regardaient fixement devant lui, comme s’il écoutait ce qu’il se passait.
Il se tourna vers Jenour, puis vers les bâtiments qui attendaient, immobiles.
— Je ne crois pas, Thomas. Aujourd’hui, c’est la mort qui a eu le dernier mot.
C’était fini.